Charles Le Gai Eaton, ancien diplomate britannique (partie 3 de 6)
Description: La quête de vérité d’un philosophe et écrivain confronté à une constante lutte intérieure visant à harmoniser ses croyances avec ses actions. Partie 3: La sagesse de l’esprit qui ne pénètre pas la substance profonde de l’être humain, et la découverte de Dieu.
- par Gai Eaton
- Publié le 14 Dec 2009
- Dernière mise à jour le 14 Dec 2009
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De Charterhouse, je partis pour Cambridge, où je négligeai mes études, qui m’apparaissaient insignifiantes et ennuyeuses, en faveur des seules études qui m’importaient. Cela se passait en 1939. La guerre avait éclaté tout juste avant que je commence l’université et je savais que je me retrouverais dans l’armée au cours des deux années suivantes. Il m’apparaissait plausible que les Allemands finissent par me tuer. C’est pourquoi je me dis qu’il ne me restait que peu de temps pour trouver les réponses aux questions qui m’obsédaient. Cette fixation, toutefois, ne me poussa pas vers les religions dites organisées. Comme la plupart de mes amis, j’éprouvais du mépris envers l’Église et envers tous ceux qui faisaient semblant d’être dévoués à un Dieu qu’ils connaissaient à peine. Mais je me vis bientôt obligé de modérer cette hostilité. Je me souviens encore clairement de cette scène, plus d’un demi-siècle plus tard. Certains d’entre nous s’étaient attardés, en buvant du café, après le repas du soir, dans la grande salle du King’s College. La conversation dévia sur la religion. Au bout de la table était assis un étudiant généralement admiré pour son intelligence, son esprit et son érudition. Cherchant à l’impressionner et profitant d’un bref silence, je dis : « Nulle personne intelligente, de nos jours, ne croit au Dieu des religions! » Il me jeta un regard plutôt triste avant de répondre : « Au contraire : de nos jours, les personnes intelligentes sont les seules à croire en Dieu ». Si j’avais pu, je me serais caché sous la table.
J’avais, cependant, un ami très sage, de quarante ans mon aîné, que je trouvais la plupart du temps très convaincant. Il s’agissait de l’écrivain L.H.Myers, décrit à cette époque comme « le seul romancier philosophique que l’Angleterre ait jamais produit ». Non seulement sa plus grande œuvre (The Root and the Flower) répondait-elle à plusieurs des questions qui me rongeaient, mais il s’émanait d’elle une incroyable sérénité, doublée de compassion. Il me semblait alors que la sérénité était l’un des plus grands trésors qu’une personne pouvait posséder en cette vie, et que la compassion était la plus grande vertu. Je voyais assurément en lui un homme qu’aucune tempête ne secouait jamais, et qui contemplait le tumulte de l’existence humaine avec l’œil de la sagesse. Je lui écrivis et il me répondit aussitôt. Au cours des trois années qui suivirent, nous nous écrivîmes au moins deux fois par mois. Je lui dévoilais mes états d’âme tandis que lui, convaincu d’avoir trouvé en son jeune admirateur quelqu’un qui le comprenait vraiment, me répondait dans le même esprit. Nous finîmes par nous rencontrer, ce qui cimenta notre amitié.
Et pourtant, les apparences sont trompeuses. En effet, je commençai à détecter dans ses lettres un ton un peu plus tourmenté qu’à l’habitude, de la tristesse et de la désillusion. Lorsque je lui demandai s’il avait mis toute sa sérénité dans ses livres et oublié d’en garder pour lui-même, il me répondit : « Je crois que ton commentaire était très perspicace, et probablement vrai ». Il avait passé sa vie en quête de plaisirs et d’expériences (à la fois sublimes et sordides, selon ses dires). Peu de femmes, dans la haute comme dans la basse société, avaient pu résister à sa beauté, son charme et sa richesse. De son côté, il ne voyait aucune raison de résister à leurs charmes. Fasciné par la spiritualité et le mysticisme, il n’adhérait à aucune religion et ne se conformait à aucune loi morale. Maintenant, il se sentait devenir vieux et avait du mal à se faire à cette idée. Il avait essayé de s’amender et même de se repentir de son passé, mais il sentait qu’il était trop tard. Un peu plus de trois ans après le début de notre correspondance, il commit l’irréparable et se suicida.
Mon affection pour lui ne tarit pas pour autant et, plus tard, lorsque j’eus mon premier fils, je lui donnai son nom. Mais j’appris plus de la mort de Leo Myers que j’avais appris de ses livres, bien que quelques années furent nécessaires pour que j’en saisisse le sens profond. Sa sagesse n’avait existé que dans son esprit, sans jamais pénétrer sa substance profonde d’être humain. Un homme peut passer sa vie à lire des ouvrages spirituels et à étudier les écrits des grands mystiques; il peut s’imaginer avoir pénétré les secrets des cieux et de la terre; mais, à moins d’avoir profondément absorbé ce savoir dans sa nature et dans tout son être et en avoir été totalement transformé, ce savoir demeure stérile. Je me mis à penser qu’un simple homme de foi, sans grande érudition mais priant Dieu du plus profond de son cœur, avait probablement une plus grande valeur que l’étudiant le plus versé en sciences spirituelles.
Myers avait été très influencé par le Védanta, doctrine métaphysique au cœur de l’hindouisme. De mon côté, j’avais déjà été attiré dans cette direction par l’intérêt de ma mère pour le yoga raja. Je me tournai donc à mon tour vers le Védanta qui, plus tard, me poussa vers l’islam. Cela peut surprendre certains musulmans ou quiconque sait pertinemment que le fondement même de l’islam constitue une condamnation ferme de toute forme d’idolâtrie. Et pourtant, je sais que mon cas est loin d’être unique. Quelles que soient les croyances des masses hindoues, le Védanta est une doctrine basée sur l’unité pure de l’unique Réalité, ce qui se rapproche de ce que l’on appelle le tawhid (pur monothéisme), en islam. Les musulmans, plus que tout autre groupe, ne devraient avoir aucune difficulté à admettre qu’une doctrine unitaire se trouve à la base de la majorité des grandes religions de l’humanité, indépendamment des illusions idolâtres qui sont venues plus tard se superposer à ce fondement, tout comme, chez l’être humain, l’idolâtrie personnelle vient se superposer à la disposition naturelle du cœur au monothéisme. Comment peut-il en être autrement alors que le tawhid est la pure vérité?
Bientôt, je dus quitter Cambridge et on m’envoya à l’Académie royale militaire de Sandhurst, d’où je sortis, cinq mois plus tard, en tant qu’officier prétendument prêt à tuer ou à être tué. Pour en apprendre plus sur l’art de la guerre, je fus dépêché dans un régiment du nord de l’Écosse. Là, je fus plus ou moins laissé à moi-même et j’occupai mon temps à lire ou à marcher sur les falaises de granite surplombant la mer déchaînée du Nord. C’était un endroit assez orageux, mais j’y ressentais une paix comme je n’en avais jamais ressenti auparavant. Plus je lisais sur le Védanta et sur l’ancienne doctrine chinoise appelée taoïsme, plus j’avais la certitude d’avoir enfin acquis une certaine compréhension de la nature des choses et d’avoir eu un aperçu, fut-ce seulement en pensée ou par mon imagination, de la Réalité ultime près de laquelle tout le reste semblait bien pâle. Mais je n’étais pas encore prêt à appeler cette Réalité « Dieu », et encore moins « Allah ».
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